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Pour
beaucoup, mai 68 et son échec relatif, fut le signal que la vie
ne valait la peine d'être vécue que si l'on se mettait à
accumuler des richesses, même illusoires, et qu'être au service
de l'avoir pourrait compenser un manque d'être. |
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Nous
étions alors une bande de copains à peine sortis du ventre
de notre mère -et de l'école secondaire- et avons eu la chance
de tomber dans les mailles d'un grand bonhomme, Joseph Louis. Joseph était alors prof de dessin à l'académie des Beaux-Arts de Liège -il en devint le directeur beaucoup plus tard. C'était une école vieillotte en train de s'enfoncer dans les cendres de son passé, historique certes, mais au combien "moyen" et conventionnel. |
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Là
comme ailleurs, mai 68 fut une vraie révolution, une de celles dont
on ne se relève pas -si on a de la chance et assez d'imagination,
de compassion. Joseph comprit tout de suite la portée des revendications
estudiantines et combien elles rejoignaient celles de toute une population,
une population qui étouffait de plus en plus sous le poids de mensonges
institutionnels, d'une propagande bête qui voulait lui faire croire
que posséder des choses matérielles acquises au prix de la
mort de ses rêves suffirait à remplir une vie, à lui
donner un sens. |
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Métro, boulot, dodo.
Nous ne voulons pas d'un monde où la certitude de ne pas mourir de faim s'échange contre le risque de mourir d'ennui. Nous voulons vivre. |
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Si
mai 68 commença par des revendications de dortoirs (c'est un fait),
on se retrouva très vite en plein coeur d'une crise métaphysique
majeure dont on ne pouvait soupçonner, au début du mouvement,
ni l'intensité, ni la portée... |
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Beaucoup
de nos aînés, la plupart de l'âge de Joseph Louis, voire
même plus jeunes, s'opposèrent très vite aux revendications
manifestées par tant de monde, mais Joseph embarqua immédiatement,
conscient que ces revendications indiquaient un réel mal de vivre
et pointaient vers des causes très profondes, vers une remise en
cause de la société et de ses valeurs. |
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Pas
de replâtrage, la structure est pourrie. |
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Je
suis persuadé que nos revendications, tout aussi informulées
fussent-elles, rejoignaient en lui un besoin profond, et qu'il reconnaissait,
en notre conscience naissante bien des échos qui lui étaient
plus que familiers. |
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Soyez
réalistes, exigez l'impossible. |
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Son plus
grand mérite, à mes yeux, fut d'appuyer "les petits jeunes"
tout en n'essayant pas de contrôler la direction de leurs explorations.
Sa culture profonde et son véritable sens de l'humain lui permettaient
de nous aider à (nous) chercher tout en nous ouvrant aux rapports,
souvent par nous ignorés, qui existaient entre une recherche du
sens en peinture et la même recherche en musique, littérature,
théâtre, cinéma, bref, dans la vie "en général." |
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"Je
me propose d'agiter et d'inquieter les gens. Je ne vends pas le pain mais
la levure." (Unamuno) |
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Les
premières semaines de mai 68 furent remplies de toutes sortes d'excès,
mais aussi, et je trouve que ceci n'est pas assez souligné dans la
plupart des textes sur cette époque qu'il m'a été donné
de lire, d'une énorme générosité des uns par
rapport aux autres. Il existait -ceci a drôlement disparu de nos jours-
une façon de recevoir et d'accepter les discours "des autres" que
je n'avais jamais rencontrée auparavant, que je n'ai presque plus
jamais vue depuis. |
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Toi,
toi que j'ignorais derrière les turbulences, toi jugulé, apeuré,
asphyxié, viens, parle-nous. La liberté d'autrui étend la mienne à l'infini. |
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L'enseignement,
pas seulement "académique" -l'enseignement tout court- alors complètement
pris pour acquis, nous demandait jusqu'alors d'étouffer notre capacité
d'émerveillement, notre faculté de découvrir, de créer,
par et pour nous mêmes, et je crois -non, je suis certain- que Joseph
Louis voulait avant tout nous aider à croire en cette faculté
innée, faculté tout aussi nécessaire et vitale qu'elle
était réprimée par la société dans laquelle
nous vivions. C'est lui qui nous a ouverts à des artistes aussi importants
qu'Alberto Giacometti -alors qu'on nous nourrissait à la petite cuillère
des bouillies à la Puvis de Chavannes!- Bill de Kooning, Pollock,
Kline, Fellini, Bartok, Céline, et bien d'autres. C'est lui qui,
en fait, a introduit le vingtième siècle à l'académie!
Il essayait de nous aider à "voir le réel en terme d'abstrait,"
quelque chose que j'ai compris comme pointant vers une évidence,
mais une évidence tellement énorme et si proche de chacun
d'entre nous que bien peu de gens osent la contempler: nous ne savons pas,
nous ne comprenons pas ce que nous vivons, nous ne savons pas qui (ou ce
que) nous sommes! L'art est dès lors un moyen privilégié
de s'ouvrir à cet inconnu, et de partager cette ouverture avec autrui. |
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L'imagination
au pouvoir! |
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Très
vite, de par les contacts que nous avions avec des jeunes de notre âge,
étudiants et travailleurs, nous nous sommes rendus compte que "nos"
problèmes étaient partagés par beaucoup, et que nous
ressentions un malaise qui n'était pas loin d'être universel.
Le contact avec les étudiants du conservatoire de musique nous démontra
combien nous étions tous pris dans un même moule, un moule
qui voulait nous façonner, souvent sournoisement, dans des formes
qui ne nous reflétaient pas. Nous, les étudiants de l'académie
des Beaux-Arts, cherchions des façons "autre" de peindre, et nous
pouvions voir, grâce à ces nouveaux contacts -jusqu'alors tout
était tellement cloisonné- que les musiciens en herbe eux
aussi tentaient les mêmes démarches. Que de magnifiques concerts spontanés j'ai eu la chance d'entendre, que d'échanges aussi beaux que gratuits se sont produits entre ces vieux murs (je parie qu'ils en résonnent toujours un peu). |
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Bien
entendu, à l'enthousiasme des premiers jours, succéda le "début
de la fin." Bien peu de gens sont à même de soutenir une telle
intensité, recréer le monde à chaque instant est un
travail épuisant! |
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Pour
mettre en question la société où l'on "vit," il faut
d'abord être capable de se mettre en question soi-même. |
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C'est
alors que s'organisèrent, à l'académie, et ce avec
plus ou moins de bonheur, des spectacles certes un peu moins spontanés,
des spectacles présentés pour la plupart dans cette fameuse
"salle des plâtres." L'un d'entre eux m'est resté à coeur, il fut pour moi l'occasion d'être impliqué dans un travail de création aux côtés de gens que je connaissais un peu, et que j'admirais beaucoup. Polo, par sa présence sur scène intense, totale, et Amédée, par son rôle dans Jeux interdits, un film qui m'est encore et toujours essentiel -et non seulement de par sa musique- ainsi que par le travail extraordinaire qu'il avait fait -pour bien trop peu de temp- lors de cette exposition universelle de Bruxelles (j'en ai oublié la date). Quelles descriptions toutes aussi cinglantes et incisives qu'exactes des "dignitaires" et autres pantins faites par Amédée, pour la RTBF, lors des cérémonies protocolaires! |
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Joseph
Louis avait trouvé le moyen d'offrir cette fameuse salle des plâtres
pour un événement théâtral tournant autour de
Victor Hugo, un spectacle qui serait mis en place par Polo et Amédée,
aidés en cela par quelques étudiants de l'académie
et bien sûr, par Joseph aussi. J'y faisais les décors, décors pour la pièce Condamné à mort, pièce assez courte, "augmentée" de projections de diapositives de dessins de Victor Hugo, de plusieurs poèmes de son cru, ainsi que de musique. Je me souviens d'une flûte qui, dissimulée dans un public installé sur de longs bancs en bois intentionnellement mis de travers, public gardé dans une obscurité quasi totale, percée ici et là de lueurs de bougies qui s'allumaient lorsqu'un poème était dit, tantôt par ce recitant, tantôt par celle-là, une flûte qui offrait une musique sortant de nulle part, impliquant ce public de façon assez inhabituelle alors. Travailler plusieurs jours avec ces acteurs connus, certes, mais surtout, sincères -c'etait fascinant de voir combien, eux aussi, "cherchaient" qui le ton juste, qui le bon geste, bien loin de cette idée bête et dangereuse, mais si populaire, que la création, l'expression, se trouveraient au bout du savoir- fut une révélation pour moi, le genre d'expériences qui naissent seulement d'un enseignement tel qu'il devrait l'être, mais tel qu'il ne l'est presque jamais. Cette expérience confirma, si c'était encore nécessaire, que l'enseignement que je recevais de Joseph Louis pointait vers un "réel," qu'il me resterait (toujours?) à découvrir, même à inventer, bien que ce "réel" me pendait sous le nez à tous les instants (il y est toujours, 'sous le nez!"). Voyant Polo et Amédée tenter ceci, puis cela, et trouvant, comme "par erreur" -du moins comme par hasard- des choses qu'ils ressentaient mais ne pouvaient pas (encore?) definir, ni prévoir, faisant de l'ineffable leur champ de travail, quelle belle leçon de choses, quel précieux enseignement par l'exemple! Et quelle mise en application de ce que Joseph Louis essayait de nous aider à découvrir! |
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Je
n'ai jamais plus revu Polo ni Amédée, je soupçonne
même qu'ils ont tout oublié de cette petite parenthèse
dans leurs vies bien remplies, mais ces moments -là me sont restés
et ont contribué à définir, à "informer"
cette vie que l'on dit "mienne." |
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Quand
à Joseph Louis, même si je l'ai revu bien trop peu souvent
depuis, il est avec moi tous les jours, qu'il le veuille ou non. |
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Dans
une société qui a aboli toute aventure, la seule aventure
qui reste est celle d'abolir la société. L'avenir ne contiendra que ce que nous y mettrons maintenant.
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